Une attraction inoubliable

Publié le par Michèle Pontier-Bianco

Incantation menant à l'extase

Incantation menant à l'extase

Texte de A. Bianco

La musique s'était tue. Dans la grande cour carrée, brillamment illuminée, où courait une treille sur des portiques dangereusement délabrés, le groupe attendu s'installait au centre,  déroulant des nattes et des tapis. Les hommes s'affairaient autour de boîtes de formes et de grandeurs diverses déposées sur un banc ; l'un d'eux attisait un brasero qui lançait des fusées d'étincelles.  Les batteurs semblaient accorder leurs tambours, -"bendir " et " naharat "                              Les chaussures s'alignaient au bord des tapis. Les appartements se vidaient ; la foule des invités sortant de toutes les portes, de toutes les cages d'escaliers, envahissait d'un cercle compact les galeries et le patio. Les bancs et les chaises étaient pris d'assaut ; avec des mouvements de houle, les curieux tâchaient d'améliorer leur position. Aux étages, les bords des couvertures, des tapis et des draperies jetés sur les balcons, se soulevaient timidement découvrant des  paires d'yeux anonymes de femmes curieuses. Dans le brouhaha des conversations, le mot "aïssaoua"   venait sans cesse frapper mon tympan . Plus de doute, j'y étais.

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La troupe, au centre, s'organise, se place en ligne de part et d'autre de celui qui semble être le chef et qu'un voisin m'assure être  le "Mokkadem " . Je me tâte psychologiquement, je suis surpris de manquer d'émotion violente, ce dont j'avais l'intime crainte ; au fond de moi je me dis " ça ira " comme le voyageur qui craint  le mal de mer et s'ausculte au départ d'un voyage en bateau. 

 

Groupe Aïssaoua

Groupe Aïssaoua

Les mains et les doigts commencent à s'agiter sur les peaux ; les tambours peu à peu dominent le tumulte des spectateurs qui s'assagissent insensiblement. Un chant nostalgique s'élève, chant de louange, véritables incantations psalmodiées par les "khouan "  au rythme des tam-tams, à la gloire et  à la toute-puissance du Cheikh Ben Aïssa, tandis que les adeptes commencent une danse échevelée de la tête et des épaules qui doit les conduire à l'extase et à l'exorcisme. Peu à peu, le chant s'amplifie, la cadence se précipite. 

L'excitation est à son comble. La ligne des Aïssaoua où se tiennent deux jeunes enfants d'une dizaine d'années, saute et se tord convulsivement ; certains ont enlevé leur " gandourah " et leur chemise, nus jusqu'à la ceinture qui retient les amples sarrouels sombres serrés aux genoux ; les turbans déroulés tombent ; un crâne rasé s'orne d'une longue mèche qui voltige comme un plumet. 

Les chants et ces diables de tambourins continuent  leur sarabande frénétique, communiquant aux danseurs leur rythme fantastique : ils sont comme des possédés qui, maintenant s'agrippent bras-dessus, bras-dessous dans une danse animée, saccadée, toute semblable à celle des " taïbia " que j'avais vue quelques années auparavant.

Les voici sur le chemin - trika - qui conduit à l'extase recherchée, à l'élévation de l'âme au-dessus des choses de ce monde, vers le nirvana céleste. Secouée, cahotée, soumise aux pires contorsions, la guenille humaine a chassé l'invisible, l'inconnu, le sensible, l'âme en un mot.

 

Les preuves nous en sont données par les attractions qui commencent. Les deux jeunes enfants quittent, chacun à son tour, la ligne trépidante des danseurs : sans la moindre crispation, sans la moindre douleur apparente, épingles et aiguilles à tricoter viennent une à une percer la peau de la figure, des bras, de la poitrine. Avec des gestes précis d'infirmières ou de couturières, arrêtant juste pendant la fraction de seconde nécessaire à l'opération, les agitations désordonnées de leur corps, ils se plantent au travers des joues, des lèvres et des oreilles, ou dans la peau pincée des bras ou de la poitrine, les fines tiges d'acier. Ils font le tour de l'assistance et, d'un coup, se débarrassent de ces ornements.

Un homme maintenant s'empare du brasero : comme s'il s'agissait de simples cailloux, il saisit à pleines mains les braises incandescentes, les porte à la hauteur de sa bouche et souffle pour attiser leur ignition, les roule dans ses doigts, les fait passer d'une main dans l'autre en cascades rougeoyantes. Reposant les braises dans la grille, il tire maintenant une plaque de fer rouge cerise qui y chauffait depuis un long moment. Il la pose à plat sur une main, la fait glisser sur l'autre ; relevant la plante des pieds, il fait passer cette plaque sur la chair en une glissade rapide, l'élève devant la bouche, y passe et y repasse la langue comme s'il s'agissait d'un sucre d'orge, sans paraître le moins du monde incommodé.

Dans un plateau de cuivre, un assistant ,(un chaouch ) , brise un verre à boire. Un Aïssaoua se détache et saisit le plateau. Un à un il prend les morceaux de verre et les engloutit ; ses mâchoires, avec un rictus forcené, croquent la matière dont on entend distinctement les craquements, puis, dans une grimace, tout disparaît au fond du gosier.  

Un suivant ouvre une boîte où grouille une poignée de scorpions vivants : un à un ils disparaissent dans sa bouche ; il les mâche et les avale.

Enfin l'épreuve la plus redoutable, celle des couteaux, ouvre la minute pathétique : un chaouch apporte une véritable panoplie de longs couteaux et couteaux effilés aux formes multiples. Une cérémonie précède l'attraction : une à une, les armes sont portées par un assistant au Mokkadem. Celui-ci passe les lames entre ses lèvres pour les humecter de sa salive immunisante ; puis de main en main, elles arrivent à l'aïssaoua à la mèche volante.

L'homme les reçoit et au fur et  à mesure, les plante dans sa chair, se transperçant le gras du bras, la peau du ventre ; puis légèrement sur le côté, le ventre, de part en part. On s'attend à des jaillissements de sang, à des hémorragies : rien.

 On dirait qu'avec  la sensibilité, tout le sang s'est enfui de ces corps sur lesquels la souffrance et la douleur n'ont plus de prise

Une attraction inoubliable

L'admiration et la crainte se livrent en moi à une lutte  intempestive : le désir de fuir se heurte à celui de rester ; le réflexe du regard détourné se bute à la curiosité, à la recherche du truquage. Est-ce suggestion totale? ... Mes yeux voient pourtant les lames enfoncées en pleines entrailles, j'ai entendu tout à l'heure les chairs grésiller, le verre craquer, les bestioles venimeuses mâchées et ingurgitées. Et pourtant ... et  pourtant le doute demeure. Je sens que se démolissent toutes mes connaissances scolaires en physiologie, toutes les théories apprises. Mon cerveau se heurte à l'incompréhensible malgré les preuves qui me crèvent les yeux.

Je n'en demande pas plus et fendant la foule je m'éloigne, suivi de mon voisin qui tient à connaître mes impressions : formidable, extraordinaire, impossible, sont les mots qui me viennent aux lèvres pour marquer ces impressions. Mon compagnon sourit mystérieusement.        " Ce n'est rien, ce que vous avez vu. La troupe n'était pas au complet et les plus forts n'étaient pas là " . 

Légende ou vérité, il me raconte mille détails pittoresques qu'il assure avoir vus : une lame transperçant un ventre sur laquelle on voyait des grains du couscous qui avait été ingéré un moment avant ; ou le " porc-épic " , cet homme qui se larde littéralement de faisceaux de sabres, baïonnettes et coutelas ; ou de celui  qui arrachait son oeil de l'orbite et le plaçait dans une petite soucoupe ; et de cet autre qui , à l'aide d'un lourd marteau s'enfonçait un clou dans la crâne ; et la folie enragée de celui - un certain Ben Chiha - qui dans son excitation s'était enfoncé un clou si profondément dans la tête qu'il avait fallu lui arracher le marteau des mains pour qu'il ne se fracasse pas le crâne. Quant au clou, il fut impossible de le déloger de  la voûte osseuse dans laquelle il resta encastré ; il y resta dix ans. Et donc , dix ans après cette folie, Ben Chiha mourut de sa belle mort ...

 

Notes  de MPB

1 On peut lire des comptes-rendus de séances identiques, auxquelles des médecins militaires avaient assisté : ayant examiné et scruté les chairs déchirées, ils ont attesté qu'il n'y avait aucun truquage, aucune supercherie. 

2 La seule photo disponible d'un homme transpercé est celle du Lyonnais ( mort en 1990 ) qui se faisait appeler Ben-Ghou-Bey.  Pendant trente ans il fit le tour du monde pour des séances sans truquage ; il contribua à des recherches médicales sur la douleur. Il parvenait à la totale maîtrise de son corps par un chemin différent de celui d'un Aïssaoua : il faisait, avant ses spectacles, une longue préparation mentale

J'ai relevé ces détails :

Ben-Ghou-Bey est détenteur de plusieurs records3:

  • 4 jours la langue clouée sur une planche (attesté par huissier) ;
  • se faire crucifier (700 fois environ au cours de sa carrière) ;
  • être enterré vivant pendant une demi-heure, en 1963 à Nice.
Ben-Ghou-Bey

Ben-Ghou-Bey

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