AISSAOUA - Suite
Texte de A. Bianco
...... Devenu homme, je redoutais toujours ce spectacle tout en le souhaitant.
Un certain soir d'hiver , je crus bien que mon voeu se réalisait. Un tam-tam frénétique assourdissant m'obligea à jeter un coup d'oeil dans une salle obscure bondée de burnous qui, complaisamment s'écartèrent devant les dames attirées par la curiosité et mes compagnons. Un vieillard à grande barbe blanche vint nous inviter à entrer. Je ne pouvais plus reculer. Avec une réelle appréhension et une sincère émotion, je me trouvais irrésistiblement plongé, pour la première fois, en plein mystère d'une zaouia.
Auprès d'un vieil homme au visage extatique, qui semblait être le chef religieux, le mokkadem, se tenait un groupe de musiciens joueurs de derboukas, bendirs ou tebbels (variétés de tambourins rudimentaires) . Leurs mains martelaient un rythme accéléré et fantastique, comme une sarabande diabolique qui agitait leurs corps tandis que les adeptes assis derrière eux, étaient secoués de mouvements convulsifs.
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Notre arrivée semble être passée inaperçue, le mur de burnous se referme sur nous. Une bouffée de chaleur me monte au visage, je respire mal dans l'air lourd et humide où dominent les odeurs de laine mouillée, de vapeurs de tabac peut-être bien mélangé de " kif " , de l'âcre fumée des lampes à huile fuligineuses, seul éclairage de ce local surchauffé. Au mur, un faisceau d'immenses drapeaux verts, jaunes, rouges semble arc-bouter le plafond de ses boules et croissants de cuivre.
A juger de la sueur, des tremblements et des sauts convulsifs des adeptes extasiés assis auprès du Cheikh, la séance dure depuis longtemps déjà, notre arrivée cadre avec un répit, une pause. Brusquement, comme mus par un ressort puissant, un, deux, trois hommes ont bondi sur leurs pieds ; une danse frénétique les agite tandis qu'en rifforzando, le tam-tam précipite ses battements, danse bizarre de la tête et des épaules. Nus et crispés sur la natte d'alpha, les pieds joints se soulèvent à peine ; à la cadence rapide des genoux qui fléchissent et se tendent, le haut du corps marque des balancements avant-arrière jusqu'à la limite extrême d'élasticité musculaire : la tête surtout comme lâchée par ses liens, bondit, désordonnée et va frapper la poitrine. Les bras pendent inertes, inutiles. Parfois, un long frémissement agite les épaules. Dans cette gymnastique convulsive, les turbans se dénouent et leurs pans entrent dans la danse comme des chevelures fabuleuses ; les vêtements glissent, s'écartent, mettant à nu la poitrine ruisselante, les ceintures d'étoffe colorée prennent des relâchements inquiétants.
Le rythme s'accélère et les tambourinements mènent une véritable ronde diabolique, une frénésie agitant les danseurs de soubresauts nerveux. La folie semble les gagner mais soudain, tout d'une masse, un corps s'abat à terre, sans un cri ; des frissons, des tremblements morbides courent le long de ses jambes, comme ceux d'un animal abattu ...
Une inquiétude, une angoisse m'étreint. Mes yeux cherchent dans l'assistance des marques de panique : rien. La plus grande placidité détend les visages des spectateurs initiés ; impassibles, impavides, ils regardent le drame et ne le voient pas.
La curiosité féminine a été bien punie : une main, depuis un moment s'est crispée sur mon bras ; elle m'entraîne maintenant, ouvrant des passages dans le cercle des spectateurs. L'air frais de dehors nous saisit brusquement dans la nuit. Une voix émue, tremblante, se confie à moi dans un souffle : " J'en suis malade " . ( Moi aussi ) . Je me force à sourire avec assurance, fanfaronnade bien inutile dans la nuit.
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Mais ceux-là n'étaient que des " taïbia " et je n'avais toujours pas vu les Aïssaoua ces adeptes du Cheikh Aïssa dont le tombeau vénéré se trouve au Maroc , à MEKNES . La secte remontant au début du XVI° siècle est l'une des plus anciennes.
Je devais mettre en veilleuse mon désir et ma crainte pendant quelques années. Jusqu'au jour où la chose s'offrit à moi par pure surprise.
Je me trouvais invité, par un tiers, à un repas de noces musulmanes. Si je n'avais connu les largesses des lois de l'hospitalité arabe, je n'aurais sûrement jamais accepté une invitation présentée sous cette forme. Conduit au père du jeune marié, je fus accueilli chaleureusement ; notre hôte me dit tout l'honneur qu'il ressentait de ma première venue dans sa maison et s'excusa par avance de la médiocrité des mets qui allaient nous être offerts ainsi que de l'impossibilité qui lui était faite de demeurer auprès de nous.
En effet, nous nous trouvions dans l'une de ces maisons mauresques à l'architecture compliquée d'escaliers malcommodes, conduisant au dédale des pièces minuscules des appartements.
Et c'est en cabinets particuliers de "boîte de nuit " que nous fut servi un plantureux repas où un couscous succulent, beurré à souhait, arrosé d'un "marga " enrichi d'une infinie variété de légumes et de sauces de viande - mouton et poulet - tenait la place importante.
Tandis que la jeune épousée, refoulée dans la chambre des femmes, méditait sur des sujets qui doivent préoccuper toutes les vierges en pareille occasion, le marié, en joyeuse compagnie de ses jeunes amis, enterrait sa vie de garçon dans une salle du rez-de-chaussée où un orchestre versait sa musique orientale. Des rires homériques dominaient tous les bruits quand, ayant terminé de souper et avant de prendre congé, nous fîmes irruption dans la bande joyeuse, pour congratuler le héros du jour et lui souhaiter du bonheur. C'est lui-même qui nous retint, nous demandant de patienter un moment, pour assister à une attraction qui ne manquerait pas de nous plaire ...... A. B. A suivre : Une attraction mémorable