Caravanes - (2) - Nomades et troupeaux

Publié le par Michèle Pontier-Bianco

Caravanes - (2) - Nomades et troupeaux

Texte de A. Bianco

Les gens du Sud ont une manière bien à eux pour forcer l'animal à s'agenouiller : de l'éternel bâton de patriarche qu'ils ne quittent jamais, ils frappent quelques coups légers sur les pattes de devant puis sur le ventre râpé de l'animal ; celui-ci a compris ce signal mais il marque un temps d'hésitation. Son long cou s'allonge, se tend ; brusquement , lourdement,  il se laisse tomber  sur les genoux antérieurs. Un temps, et puis, lentement, indolente la croupe s'affaisse, les pattes fléchissent, puis dans un long balancement le grand corps tombe et se pose.

Pour le faire se relever, c'est une autre affaire, une autre cérémonie remarquable et lente.

Aux cris gutturaux du chamelier, la masse énorme du corps lourdement chargé s'anime de balancements tendant à rejeter le tout vers l'arrière. Dans un effort suprême du cou brusquement tendu, les pattes de devant se dégagent et se redressent,  la croupe se crispe, se soulève et par un coup de reins à faire claquer les muscles, le corps entier s'élève, disloqué, dans un immense balancement.

Carte postale ancienne

Carte postale ancienne

 

C'est bien le chameau qui fait la caravane et l'on ne saurait, comme le dit Dorgelès, « reconnaître une caravane sans chameaux » . Je ne dirai rien de ces centaines de colonnes modestes, remontant du Sud, porteuses de sel, d'alpha, de dattes, ni des caravanes miséreuses de familles errantes que j'ai pu croiser sur les routes d'Algérie à l'époque où, moi-même caravanier d'un genre spécial, je descendais vers N'Gaous pour des manœuvres militaires, exercices périodiques . Je ne parlerai que de cette grande caravane groupant une tribu entière, croisée en une fin de journée d'un mois de mai plein de soleil, dans un coin verdoyant, exceptionnellement verdoyant, de cette route désolée du Hodna qui mène à Barika.

Partie depuis l'aube, après la prière du matin – selet es'sebah – elle atteignait enfin le coin herbeux où l'on allait planter les tentes noires pour un repos de quelques jours.

Dans un nimbe de poussière rosée qu'éclaboussaient les rougeoiements d'incendie du crépuscule, le troupeau s'avançait lentement, débordant, s'égaillant déjà sur la steppe dont l'herbe courte émerge en touffes et en traînées sombres sur la terre imprégnée de salure.

 

Déjà l'avant-garde des chèvres et des moutons échappait à la discipline des pasteurs ; quittant la route, elle envahissait peu à peu la lande sauvage. Tondant furtivement au passage les touffes d'herbe, les bêtes allaient malgré les bombardements de cailloux, les appels et les sifflets des chevriers. Les plus vieux béliers avaient dû reconnaître l'endroit et, sachant qu'on ne pouvait pas aller plus loin, ils avaient levé l'étendard de la rébellion entraînant derrière eux les croupes cabriolantes et moutonnantes vers la pitance promise.

 

Peinture Orientaliste

Peinture Orientaliste

 

La longue file des chameaux ralentissait sa marche. Les vieux serviteurs se pendaient au cou de ceux qui étaient porteurs de précieux fardeaux. Hésitants, certains s'arrêtaient d'eux-mêmes, levant la tête, promenant un regard flegmatique , essayant de voir ce à quoi correspondait cette agitation qui, soudain secouait la caravane. Des cris, des appels résonnaient. De grands bédouins s'affairaient ; les amples plis de leurs turbans cachaient à demi, leurs visages basanés, bronzés et tannés par l'âpre morsure du soleil et la poussière.

 

 

Au cou, sous la simple gandourah de toile ceinturée de cuir, échancrée sur la poitrine, pendaient en chapelets des scapulaires, amulettes et talismans enfermés dans des sachets de cuir ou de métal et le long couteau – dit :  bousaadi  - au manche damasquiné, la lame abritée dans son étui de cuir rouge. D'un coup de coude sec, certains rejetaient vers l'arrière le fusil de chasse à deux canons, passé en bandoulière. Leurs pieds nus, à la peau sèche et craquelée, mettaient de larges empreintes dans la poussière ocrée. Certains étaient chaussés de ces naïls faits de peau de bique taillée, relevée sur les bords et retenue par des lanières rustiques : d'autres portaient simplement des jambières en laine ordinaire tricotée, enserrant les jambes de la cheville jusqu'à mi-mollet.

Naïls

Naïls

Tous, agitant leur bâton, poussaient les chameaux hors de la route, vers le coude de l'oued où le camp devait être monté. Un groupe de cavaliers qui venaient de mettre pied à terre, pérorait avec de grands gestes autour du burnous blanc d'un sexagénaire vénérable, qui semblait être un chef. Leurs  immenses guennours à pompons, aux broderies de laines de couleur pendaient dans leur dos, inutiles à cette heure crépusculaire ; leurs  montures, portant de grandes selles à arçons et troussequins démesurés, en cuir rouge rehaussé de broderies d'or vieillies, s'éloignaient, emmenées par quelque " khedam " . Puis leur groupe se disloqua, se perdant dans la foule des bêtes que leurs chameliers faisaient baraquer pour les décharger.

Cavalier à Tébessa - Eugène Victor de Flogny - 1865

Cavalier à Tébessa - Eugène Victor de Flogny - 1865

La queue de la caravane arriva enfin !

Cinq chamelles beige, porteuses de grands " bassours " ,  ces cages tendues de couvertures brillamment colorées, montées sur arceaux, venaient devant d'un pas nonchalant. Des chapelets de lanières en filali rouge et vert pendaient à leur cou avec des guirlandes de pompons rouges. Ecartées par deux index, les tapisseries laissaient voir des coins de frimousses curieuses, un oeil cerné de k'hol, une bouche juvénile à la lèvre inférieure bleuie de tatouages, une énorme torsade de cheveux noirs et lustrés, une lourde coiffe de mouchoirs bariolés, un peu  de chair blanche, un sourire ...

Deux gardes à cheval, le fusil de chasse pendu à l'arçon, encadraient ce gynécée volant balancé par la marche , où se tenaient recluses les épouses préférées et les enfants trop jeunes encore pour supporter la fatigue des étapes.

Enfin, derrière, fermant la marche, se traînait le troupeau trottinant des bourricots lourdement chargés de pièces de bois et d'ustensiles, des chiens jaunes au poil long, sali par la poussière et le sable et enfin de vieilles femmes allant pieds nus dans leurs pauvres robes bariolées. Sous d'invraisemblables turbans de chiffons, leurs visages ridés encadrés de lourdes nattes de cheveux, entremêlées d'étoffes tressées, reflétaient la fatigue et la misérable résignation des errants ; d'énormes boucles d'oreilles, anneaux de métal et coquillages, pendaient en brimbalant. Elles allaient, machinalement, surveillant l'équilibre des charges hétéroclites et mouvantes en s'appuyant sur des bâtons et des hampes de palmiers où restaient encore quelques aiguilles vertes.

Par Alphonse-Etienne Dinet

Par Alphonse-Etienne Dinet

Avec la discipline et la dextérité des gens du, voyage, les premières tentes  - les khimas tissées en  poils de chèvres et de chameaux - étaient déjà montées ; leurs masses brunes s'agitaient par moments sous les coups d'épaule redressant piquets et montants ; elles évoquaient, dans le soir tombant, de grands monstres accroupis, étalés sur des pattes ridiculement courtes, les soulevant à peine au-dessus du sol. 

Un déballage monumental de nattes d'alpha, de couvertures de laine, de tout un caravansérail d'ustensiles, de poteries, de " tadjines " , d'outres enflées et de jarres, croulait de partout. Dans un grouillement de foire, les gens affairés, enjambant les obstacles, s'activaient.

Aux criailleries des conducteurs, les chamelles à leur tour, redressant le museau, s'agenouillaient dans un balancement inquiétant. Les grands bassours s'éventraient et des formes encapuchonnées en sortaient furtivement, traînant ou portant de jeunes enfants et fuyaient dans l'ombre noire des tentes. 

 

Khimas

Khimas

Les premiers feux de brindilles sèches s'allumaient dans le soir tiède ; de fines colonnes de fumée montaient droit dans le ciel.

Derrière les murailles d'étoffe, le Bédouin avait retrouvé son cher " chez soi " coutumier, son foyer ancestral. 

Des traînards rejoignaient lentement une vieille femme, lasse et grommelante, poussant une brebis boiteuse. 

Peu à peu, dans l'ombre galopante, un grand silence enveloppait la tribu au repos. 

Une flûte nasillarde égrenait sa chanson lancinante ... Des lueurs d'incendie traînaient vers Barika ...

                                A. B.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article